mardi 9 juin 2009

Oui, mais qui va payer l'AFP?

Je reviens sur les réactions entraînées par mon post de vendredi dernier ("Forçats de l'info: on se pose les vraies questions?"): j'expliquais notamment que ce n'était ni la mission des journaux, ni celle des sites d'info de payer l'AFP puisque leurs dépêches étaient désormais publiques sur le Net (via Google News, notamment) en temps réel.

Sur Arrêt Sur Images, Dan Israël dégaine
:

"Raphaël oublie tout de même qu'une partie de l'information publiée sur LePost provient d'autres sites internet, eux-mêmes abonnés à l'AFP, et qui n'hésitent pas à réutiliser des dépêches d'agence.
Par exemple, on y trouve aujourd'hui un article sur la réaction de Nicolas Sarkozy après la victoire UMP aux européennes, qui cite comme source LeParisien.fr... qui reprend lui même intégralement la dépêche AFP sur le sujet. Autre cas : les résultats de la liste de Dieudonné : LePost cite LeFigaro.fr, qui ne fait que reprendre l'AFP. Et en commentaire, un internaute ne se prive pas de lister sept cas de pillage de dépêches...
Si tous les sites d'info suivaient la logique du Post, comment le site parlerait-il d'actualité ?
"
Comme on ne peut pas commenter les articles d'Arrêt sur Images, je lui ai répondu... sur Twitter:

Oui, c'est un vrai débat, passionnant. Parlons-en !

Depuis qu'Internet est né, la presse a une fâcheuse tendance à fonctionner par murs d'aveuglement. On refuse de voir le problème jusqu'au moment où le mur s'effondre. Puis on refuse de voir le second, etc. Pendant ce temps, des milliers de journalistes se retrouvent au chômage.

Encore une fois, il ne s'agit pas de remettre en cause la qualité du travail des agences de presse. Oui, si l'AFP, Reuters et AP s'arrêtaient demain de tourner, de nombreuses rédactions (mais pas toutes...) seraient en panique.
Evidemment, leur production est vitale pour les démocraties.
Aujourd'hui encore une grande partie du modèle de production de l'info repose sur les dépêches d'agence. Un bien ou un mal, c'est un autre débat. Mais c'est un fait.

Le problème c'est que la révolution numérique à laquelle nous faisons face depuis de nombreuses années a rendu petit à petit d'abord étrange, puis obsolète, le mode de financement de cette impressionnante machine à informer que sont les agences de presse.

En off, le patron d'un grand quotidien national, il y a quelques mois:

- Je paie 1 million d'euros pour les dépêches d'agences. Avec la crise, je me demande si je ne devrais pas mettre mon argent ailleurs.

Quelques jours plus tôt, le patron d'un quotidien régional :

- Si j'arrêtais l'AFP, je pourrais embaucher 15 journalistes qui iraient chercher de l'info sur le terrain. Je m'interroge très sérieusement.

Pourquoi s'interrogent-t-ils, ces patrons de presse ?

Parce qu'ils ne devraient pas être dans l'actu chaude mais dans l'éclairage, le scoop, le reportage sur le terrain... Et Presse quotidienne régionale plus encore qu'en PQN, les fameuses pages France et International qui coûtent si cher (des staffs de 5 à 10 journalistes qui font du batonnage de dépêches + l'achat de ces dépêches) pourraient être remplacées (s'il faut les remplacer) par une page digest de l'info générale façon revue de presse. Coût : 1 journaliste.

Oui mais en Presse quotidienne nationale, m'a répondu un responsable, même quand on ne fait pas de batonnage, on a besoin de l'AFP comme un filet de protection lorsque l'on traite un sujet. 1 million= 1 filet de protection...
J'ai expliqué que ces infos se trouvaient également sur le Net. Et même en plus grand nombre, si l'on tenait compte de la production foisonnante d'experts et d'indépendants sur les blogs et autres médias web...
Réponse: oui mais, allez demander à mes journalistes de faire de la recherche sur Internet!
Ce n'est donc qu'une question de formation.

Sur le web, même constat:
Nous sortons doucement (enfin, doucement pour Internet) de l'ère des portails d'agrégation, dont ont hérité des sites comme Yahoo, Orange, et même Le Monde.fr. Les internautes venaient lire leurs infos sur 1 média, sur Yahoo et Orange parce qu'ils y trouvent aussi leurs mails, sur Le Monde.fr parce que c'est un média de référence.
On était encore dans un modèle de média de masse: tant de visiteurs uniques par jour viennent sur mon site (on appelle ça l'accès direct), je dois leur offrir toute l'info. Donc j'achète l'info que je ne peux pas produire moi-même.
Aujourd'hui, nous sommes passés, merci Google, à l'ère du contenu. De plus en plus, le lecteur entre sur le site d'info par le contenu.
Pour les sites qui font du canon à dépêches, tout l'enjeu aujourd'hui est de faire en sorte que leurs dépêches AFP soient référencées plus tôt que les dépêches AFP des concurrents!
Pour certains (je n'ai pas les chiffres de tout le monde), l'audience sur ces dépêches commence à s'éroder.
Là, encore une fois, le journalisme de liens peut remplacer les dépêches, et dégager des ressources pour apporter de la valeur ajoutée à l'info.
Journalisme de liens, ce que Dan Israël appelle "pillage". Il s'agit simplement d'une pratique qui consiste à ne plus considérer le média comme un média global de masse qui doit produire toutes les infos, mais comme un ensemble de contenus qui, inscrits dans un réseau, vont aller chercher le lecteur là où il se trouve.
"Cover what you do best and link to the rest". C'est la link economy d'Internet, prônée par Jeff Jarvis et consorts...

Maintenant, la question de mon confrère est pertinente. Mais si les médias n'achètent plus l'AFP, qui va payer l'AFP ? Et s'il n'y a plus d'AFP vers quoi va-t-on faire des liens ?


Si plus personne n'achète l'AFP, alors achetez des dépêches AFP! L'info sera devenue exclusive et tout le monde fera des liens vers vous...

Sauf qu'un seul client ne suffira pas à faire tenir l'AFP.

Qui doit payer ?

- Google ?

- L'Etat ? L'AFP, dont la mission d'information est vitale, doit-elle devenir un service public comme France Televisions ?

- Une taxe Joffrin ?

Une idée ?

vendredi 5 juin 2009

Forçats de l'info, dépêches d'agence, coûts et salaires... on se pose les vraies questions ?


Je ne me suis pas exprimé sur la polémique provoquée par l'enquête édito de mon confrère du Monde sur les "forçats de l'info" (le surnom qu'il donne aux journalistes web).

Rien à ajouter au débat buzz, dont vous trouverez la plupart des éléments dans Libération (ainsi que sur le blog de "misspress", future journaliste web, et sur Rue89).

Rien à ajouter à chaud, parce que l'article qui a mis le feu aux poudres vulgarise caricature à l'extrême une situation complexe. Il simplifie trop (même s'il dit parfois vrai). Et il évite de manière trop évidente la nécessaire remise en question du vieux modèle de journalisme porté par l'industrie de la presse papier, pour nous permettre, nous professionnels de l'info sur le web, de débattre sérieusement d'un vrai sujet: qu'est-ce que le journalisme aujourd'hui ? Quels sont ses nouveaux rythmes, ses enjeux, ses frontières, ses contradictions? Quelle place donnent les médias papier, aujourd'hui dans l'impasse, à sa nécessaire mutation ?

J'ai donc préféré de rien dire (à part constater qu'il s'agissait du premier buzz orchestré (et brillamment orchestré! Sur Twitter!) par un journaliste papier du Monde. Ce qui, d'un point de vue sociologique, est assez intéressant).

Mais si on se posait les vraies questions ? Si on mettait (vraiment) les pieds dans le plat ?

1- Précarité, salaires: dire qu'un journaliste est mal payé, sans contextualiser, ne veut rien dire.
C'est tout le modèle de la presse online et offline qu'il faut prendre en compte, car les "OS" de l'info on en trouve sur le papier, en radio, en télé, comme sur le web, depuis des années. Les grilles de salaires varient selon les médias et leurs modèles d'affaire.

La vraie question à se poser aujourd'hui, pour chaque média c'est: Combien coûte, combien rapporte l'info ? Qui est payé, combien, pour faire quoi aujourd'hui? Pour quels vrais résultats, pour quelle valeur ajoutée ? Sur le web, comme ailleurs (surtout ailleurs), il y a d'importantes lignes de coûts que l'on pourrait supprimer pour les affecter ailleurs.

2- Par exemple: avons-nous besoin de payer (même mal) des journalistes pour reprendre mettre en forme des dépêches AFP ou Reuters?

Cela fait un moment que je pense que le modèle industriel sur lequel s'appuient les agences de presse est mort.

- A quoi ça sert, pour un média papier, de payer 1 million d'euros par an pour des dépêches AFP puisqu'on peut déjà les trouver sur Google ?

Je veux dire par là: pourquoi les publier puisqu'elles sont déjà accessibles (et donc dépassées), et surtout pourquoi payer la consultation sur le fil d'agences quand on peut consulter les mêmes infos, et même plus d'infos, sur Internet ?

Avec 1 million d'euros par an, on paie 15 journalistes.

Je ne dis pas que l'AFP ne sert à rien. Son travail de collecte d'info brute est indispensable. De qualité.

Je dis que la façon dont elle commercialise et distribue son info est obsolète.

Le batonnage des dépêches ne sert à rien. Ce n'est pas une mission pour des journalistes, mais pour des agrégateurs d'infos comme Yahoo ou Google News.
Qui va payer l'AFP ? Je ne sais pas. L'Etat, une taxe, Google... Mais pas les sites d'infos.
Pourquoi ? Parce que ce n'est pas leur mission.

- Un site d'infos qui se passerait des dépêches d'agence économiserait entre 10.000 et 50.000 euros par mois (si je tiens compte des salaires des journalistes chargés de mettre en forme ou d'enrichir les dépêches).

Avec 50.000 euros, on paie une petite dizaine de journalistes. On peut en affecter 1, 2 ou 3 à faire de la veille d'infos et du journalisme de liens pour produire les breaking news. Et le reste à faire : de l'enquête, de la contextualisation, du reportage, de l'animation de communauté, de la documentation etc etc

Quand j'ai arrêté l'AFP et Reuters sur le Post.fr, j'ai embauché deux journalistes et l'audience a grimpé de 25%.



3- Le paysage de l'info a encore muté ! L'info s'est accélérée, elle s'est techniquement scindée en deux.

Quel est ce paysage?

C'est Matt Thomson qui en parle (indirectement) le mieux. Matt a participé au fameux EPIC 2014 (sur l'avenir des médias) et au blog "newsless.org". J'ai eu le plaisir de croiser la semaine dernière.

Sa baseline, provocatrice (et intraduisible!):
"It's time to stop breaking the news, and start fixing it"
Je ne rentre pas dans le détail de son discours, je vous renvoie à ses travaux, mais ce qui ressort de son analyse c'est qu'il y a deux rythmes, deux valeurs d'infos, qui s'entrecroisent:

- Les breaking news, l'info en direct, remise à jour régulièrement. C'est désormais le domaine de Twitter, ce site de microblogging (petits posts de 140 signes) qui, en quelques années, s'est imposé comme le Google de l'info live.

Cela peut vouloir dire qu'il faudra remplacer ces archaïques articles-dépêches qui nous prennent tant de temps, par des "topics" (des fils de news sur un sujet) qui seront mis à jour par des micro-articles de 140 signes (brèves ou liens): par des journalistes, ou par la communauté. Ici, la valeur, ce n'est pas la mise en forme, l'illustration, mais l'immédiateté et la conversation.

- Les "wiki news", l'info façon wikipédia: sur un sujet d'actualité (aussi "chaud" que le crash d'un Airbus, ou sur une temporalité plus large comme la crise financière). Une info ressource, à forte valeur ajoutée, remise à jour avec la communauté, qui contextualise, permet d'aller plus loin, de comprendre, qui sert de ressources et éditorialise les ressources existant sur le web.
C'est aussi l'info de première main, exclusive, de l'enquête, du terrain (web et "in real life"). Le tout compris dans le cadre d'une mécanique d'info en réseau.

On passe du contenu/story au "topic", du contenu/article au process. L'info vivante, communautaire, où la mission du "journalisme" (pris comme une fonction partagée avec la communauté, pas comme un métier) est d'éditorialiser, d'enquêter, d'animer, de rassembler, de copier (si si...) et d'enrichir en permanence.

Alors, prêts à (per)muter ?