vendredi 5 juin 2009

Forçats de l'info, dépêches d'agence, coûts et salaires... on se pose les vraies questions ?


Je ne me suis pas exprimé sur la polémique provoquée par l'enquête édito de mon confrère du Monde sur les "forçats de l'info" (le surnom qu'il donne aux journalistes web).

Rien à ajouter au débat buzz, dont vous trouverez la plupart des éléments dans Libération (ainsi que sur le blog de "misspress", future journaliste web, et sur Rue89).

Rien à ajouter à chaud, parce que l'article qui a mis le feu aux poudres vulgarise caricature à l'extrême une situation complexe. Il simplifie trop (même s'il dit parfois vrai). Et il évite de manière trop évidente la nécessaire remise en question du vieux modèle de journalisme porté par l'industrie de la presse papier, pour nous permettre, nous professionnels de l'info sur le web, de débattre sérieusement d'un vrai sujet: qu'est-ce que le journalisme aujourd'hui ? Quels sont ses nouveaux rythmes, ses enjeux, ses frontières, ses contradictions? Quelle place donnent les médias papier, aujourd'hui dans l'impasse, à sa nécessaire mutation ?

J'ai donc préféré de rien dire (à part constater qu'il s'agissait du premier buzz orchestré (et brillamment orchestré! Sur Twitter!) par un journaliste papier du Monde. Ce qui, d'un point de vue sociologique, est assez intéressant).

Mais si on se posait les vraies questions ? Si on mettait (vraiment) les pieds dans le plat ?

1- Précarité, salaires: dire qu'un journaliste est mal payé, sans contextualiser, ne veut rien dire.
C'est tout le modèle de la presse online et offline qu'il faut prendre en compte, car les "OS" de l'info on en trouve sur le papier, en radio, en télé, comme sur le web, depuis des années. Les grilles de salaires varient selon les médias et leurs modèles d'affaire.

La vraie question à se poser aujourd'hui, pour chaque média c'est: Combien coûte, combien rapporte l'info ? Qui est payé, combien, pour faire quoi aujourd'hui? Pour quels vrais résultats, pour quelle valeur ajoutée ? Sur le web, comme ailleurs (surtout ailleurs), il y a d'importantes lignes de coûts que l'on pourrait supprimer pour les affecter ailleurs.

2- Par exemple: avons-nous besoin de payer (même mal) des journalistes pour reprendre mettre en forme des dépêches AFP ou Reuters?

Cela fait un moment que je pense que le modèle industriel sur lequel s'appuient les agences de presse est mort.

- A quoi ça sert, pour un média papier, de payer 1 million d'euros par an pour des dépêches AFP puisqu'on peut déjà les trouver sur Google ?

Je veux dire par là: pourquoi les publier puisqu'elles sont déjà accessibles (et donc dépassées), et surtout pourquoi payer la consultation sur le fil d'agences quand on peut consulter les mêmes infos, et même plus d'infos, sur Internet ?

Avec 1 million d'euros par an, on paie 15 journalistes.

Je ne dis pas que l'AFP ne sert à rien. Son travail de collecte d'info brute est indispensable. De qualité.

Je dis que la façon dont elle commercialise et distribue son info est obsolète.

Le batonnage des dépêches ne sert à rien. Ce n'est pas une mission pour des journalistes, mais pour des agrégateurs d'infos comme Yahoo ou Google News.
Qui va payer l'AFP ? Je ne sais pas. L'Etat, une taxe, Google... Mais pas les sites d'infos.
Pourquoi ? Parce que ce n'est pas leur mission.

- Un site d'infos qui se passerait des dépêches d'agence économiserait entre 10.000 et 50.000 euros par mois (si je tiens compte des salaires des journalistes chargés de mettre en forme ou d'enrichir les dépêches).

Avec 50.000 euros, on paie une petite dizaine de journalistes. On peut en affecter 1, 2 ou 3 à faire de la veille d'infos et du journalisme de liens pour produire les breaking news. Et le reste à faire : de l'enquête, de la contextualisation, du reportage, de l'animation de communauté, de la documentation etc etc

Quand j'ai arrêté l'AFP et Reuters sur le Post.fr, j'ai embauché deux journalistes et l'audience a grimpé de 25%.



3- Le paysage de l'info a encore muté ! L'info s'est accélérée, elle s'est techniquement scindée en deux.

Quel est ce paysage?

C'est Matt Thomson qui en parle (indirectement) le mieux. Matt a participé au fameux EPIC 2014 (sur l'avenir des médias) et au blog "newsless.org". J'ai eu le plaisir de croiser la semaine dernière.

Sa baseline, provocatrice (et intraduisible!):
"It's time to stop breaking the news, and start fixing it"
Je ne rentre pas dans le détail de son discours, je vous renvoie à ses travaux, mais ce qui ressort de son analyse c'est qu'il y a deux rythmes, deux valeurs d'infos, qui s'entrecroisent:

- Les breaking news, l'info en direct, remise à jour régulièrement. C'est désormais le domaine de Twitter, ce site de microblogging (petits posts de 140 signes) qui, en quelques années, s'est imposé comme le Google de l'info live.

Cela peut vouloir dire qu'il faudra remplacer ces archaïques articles-dépêches qui nous prennent tant de temps, par des "topics" (des fils de news sur un sujet) qui seront mis à jour par des micro-articles de 140 signes (brèves ou liens): par des journalistes, ou par la communauté. Ici, la valeur, ce n'est pas la mise en forme, l'illustration, mais l'immédiateté et la conversation.

- Les "wiki news", l'info façon wikipédia: sur un sujet d'actualité (aussi "chaud" que le crash d'un Airbus, ou sur une temporalité plus large comme la crise financière). Une info ressource, à forte valeur ajoutée, remise à jour avec la communauté, qui contextualise, permet d'aller plus loin, de comprendre, qui sert de ressources et éditorialise les ressources existant sur le web.
C'est aussi l'info de première main, exclusive, de l'enquête, du terrain (web et "in real life"). Le tout compris dans le cadre d'une mécanique d'info en réseau.

On passe du contenu/story au "topic", du contenu/article au process. L'info vivante, communautaire, où la mission du "journalisme" (pris comme une fonction partagée avec la communauté, pas comme un métier) est d'éditorialiser, d'enquêter, d'animer, de rassembler, de copier (si si...) et d'enrichir en permanence.

Alors, prêts à (per)muter ?

16 commentaires:

Christophe Gueugneau a dit…

Tout à fait d'accord avec toi. Même si il me semble que l'on ne peut pas autant trancher les deux types de news que l'on trouvera sur le web à l'avenir. A mon avis, ce sera en permanence entremêlé.
A bientôt

Djeby a dit…

Euh juste une question à propos de l'AFP. Est ce que les dépêches tombent en même temps dans les rédactions et sur le net ?

Benoit Raphael a dit…

@Djeby: Il y a le web, mais aussi les TV d'info continue et les radios... et maintenant (potentiellement) Twitter.

@Christophe: bien sûr, c'est pour ça que j'ai écrit que ces rythmes s'entrecroisaient

Eric Mettout a dit…

Je ne crois pas que Ternisien ait orchestré quoi que ce soit sur Twitter (il en est bien incapable): il a bénéficié de la mise en musique des colériques!

Unknown a dit…

Ton article est très pertinent Benoît, j'ai constaté, étant régulièrement sur le fil AFP pour préparer les flashs que je présente sur BFM, que l'info était parfois bien avant sur twitter, notamment sur la grippe porcine.
Il est clair que leur modèle est à revoir.

Anonyme a dit…

"L'info s'est scindée en deux " depuis qu'elle est info, savent en tout cas tous les journalistes sérieux. Une "info directe" d'un coté, et une "info ressource à forte valeur ajoutée" de l'autre depuis toujours, et bien avant l'invention d'Internet. De même que la "mission du journaliste" est bel et bien, depuis toujours "d'éditorialiser, d'enquêter, d'animer, de rassembler, de copier (si si...) et d'enrichir en permanence". Certains journalistes et certains journaux l'ont certes oublié. Mais ce n'est pas la peine d ejouer au professeur pour asséner des trivilaités pareilles.

Unknown a dit…

discussion que l'on a souvent...

Les journalistes d'aujourd'hui reproduisent trop souvent mot pour mot les dépêches d'agence...sans chercher à les vérifier !
et parfois ya des erreurs !

il y a ne serait ce que 5 ans ( et tu peux le prouver je pense benoit ) un journaliste recueillait l'info, et la vérifiait...
maintenant tout va trop vite... disons plutôt que tout le monde veut aller trop vite..

et certains sites mettent des info quitte à les démentir 5 minutes après, çà leur fait 2 "papiers"

Pour ce qui est de Twitter, oui c'est devenu un média d'informations mais on y trouve tout et n'importe quoi..il y a 3 semaines on a ainsi vu fleurir des twitt sur un incendie à la défense...alors que c'était juste un exercice prévu de longue date..mais la personne qui a twitté le fait que des pompiers étaient à La grande Arche ne le savaient pas...
donc faut se méfier de twitter aussi !

Mathieu a dit…

J'aime bien lire votre blog, je trouve que vous êtes parmi les rares francophones qui posent les "vraies" questions à propos du journalisme d'aujourd'hui et de demain

Sur la première partie de votre post, là où vous dénoncez la distribution de l'info par les agences, je suis assez d'accord avec vous. Mais rendez-vous compte, si l'on change pour le modèle décrit par vous, les journalistes vont être contraints de réfléchir par eux-mêmes, faire de nouveaux efforts et s'impliquer d'avantage comme vous le faite ici, changer leur ADN en quelque sorte !!! sacrilège ;-)

Pour ma part, je trouve que c'est plutôt une bonne nouvelle, les personnes qui relaient l'actualité comprennent enfin qu'une fois les faits contés et accessible à tous à la vitesse de la lumière - et plus seulement aux journalistes - ce sont les idées neuves, la fraîcheur de ton, l'engagement, la responsabilité partagée, l'intelligence du propos et le regard si précieux qu'ont les bons journalistes à nous faire partager qui forment ensemble, la valeur ajoutée de leur travail : une information de qualité ! enfin il me semble.

J'ajouterais que le support importe peu (papier, liquide ou autre) le bon journalisme né d'abord d'une relation respectueuse avec un lectorat. Dans tous les cas, d'une autre relation que celle ayant eu cours à une certaine époque, pas si lointaine, ou ils avaient encore le monopole de l'information légitime. Ce qui pouvait conférer à certains une outrecuidance notoire, heureusement tout ceci est aujourd'hui dépassé ;-)

Journalistes,blogueurs, posteurs, internautes tout ça n'a que peu d'importance, nous sommes tous dans le même bateau naviguant (à la dérive ?) dans cet océan d'informations crée par nos soins.

Benoit Raphael a dit…

@ mathieu : Vous avez tout compris :)

@ weetabix : oui, twitter n'est pas un fil d'infos, il n'est pas plus fiable que Google, qu'un fil de blogs.
Journalistes et blogueurs doivent toujours identifier la source et vérifier les infos qui y circulent. Ce qui n'empêche pas que, comme au bistro, de nombreuses infos y circulent.
Et comme le dit Geoffrey, les infos arrivent parfois sur Twitter avant les dépèches d'agence. Sur Wikipédia aussi d'ailleurs.

Anonyme a dit…

Euh... vu que lepost passe son temps à piller les sites qui ont l'afp, comment vous ferez si tous les sites d'info débranchent l'afp ?

Ex sur lepost de réécriture de dépêches afp déjà réécrites ailleurs :

http://www.lepost.fr/article/2009/06/05/1564966_bayrou-sur-son-clash-avec-cohn-bendit-je-ne-regrette-rien.html
la version originale est la dépêche AP sur lefigaro.fr
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2009/06/05/01011-20090605FILWWW00358-altercation-bayrou-ne-regrette-rien-.php

idem
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2009/06/05/01011-20090605FILWWW00420-cambriolage-chez-royal-mandat-d-arret.php
VO : http://www.lepost.fr/article/2009/06/05/1565101_cambriolage-de-segolene-royal-l-etau-se-ressere-sur-une-suspecte.html

idem
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/international/20090605.OBS9415/airbus_a330__lhypothese_terroriste_nest_pas_exclue.html
VO : http://www.lepost.fr/article/2009/06/05/1565409_l-enquete-sur-le-vol-af447-n-a-jamais-exclu-le-terrorisme.html

idem
http://www.lepost.fr/article/2009/06/05/1564928_accuse-de-violence-joey-starr-est-a-l-hopital-pourquoi.html
VO : http://www.lemonde.fr/web/depeches/0,14-0,39-39491992@7-37,0.html

Le must, c'est quand lepost reprend une info d'un site qui n'a pas non plus les droits sur les dépêches de presse, et qui est allé lui-même la prendre ailleurs. On arrive à la 3ème réécriture d'une dépêche.

Ex : dépeche AP initiale
http://www.google.com/hostednews/canadianpress/article/ALeqM5gL3Sy8RHoCdby3iJCf-H9xegLW7w

Voici, qui n'a pas les droits dessus, la réécrit, sans citer AP
http://www.voici.fr/potins-people/les-potins-du-jour/carla-bruni-sa-photo-nue-vendue-seulement-13.900-euros-297227

Et Lepost, réécrit l'article de Voici
http://www.lepost.fr/article/2009/06/05/1565610_carla-bruni-au-lit-ca-vaut-que-13-900-euros.html

tu parles d'un modèle !

Benoit Raphael a dit…

@courageux anonyme: ce blog n'est pas une annexe de réclamation pour le Post. Mais je vais vous répondre plus généralement.
Les exemples que vous citez rentrent dans le cadre de ce qu'on appelle l'agrégation, ou le journalisme de liens. C'est une vraie fonction éditoriale de sélection et de tri, à condition évidemment d'afficher la source, et de faire un lien vers l'article original. Toutes les rédactions web tendent vers ce modèle, qui n'est pas exclusif d'autres formats.
L'Afp est utile, bien sur, indispensable même. Mais dans un environnement d'info en réseau, estce le rôle des médias et des journalistes d'être les relais de l'AFP ?

A partir du moment où l'info brute circule partout, publiquement et immédiatement sur le web, les médias doivent penser "valeur de l'info", valeur ajoutée.
Do what you do the best, and link to the rest (faites ce que vous savez faire et faites des liens vers le reste).

Cette économie de liens remet donc forcément en cause le modèle d'affaires des agences.

Peut être faut il renationaliser, ou financer l'Afp par une taxe... Ils ont une mission de service public.

Flavien Plouzennec a dit…

Pour revenir aux journalistes Internet et la facon dont ils peuvent percevoir leur metier, les resultats de la derniere enquete annuelle de la Online News Association est interessante.
Environ 300 journalistes americains ont repondu. Beaucoup expriment des inquietudes sur les methodes de travail, la verification des sources, le manque de recul, etc.
The State of the news media

Unknown a dit…

Mais de quoi vous parlez, les boubourses? Un journaliste qui reste dans un milieu, quel qu'il soit, au bout du monde, pour s'imprégner de ce qu'il y a à glaner comme informations, les recouper, les vérifier, ça coûte combien par an. Certes, rester son cul derrière un écran et recopier les fadaises qui défilent sur l'Internet, ça, effectivement, ça peut ne pas coûter bien lourd.
Et si vous commenciez par parler en français, plutôt que de vous imaginer dans un monde que seuls vous comprenez. Cela s'appelle une volonté d'ésotérisme, et c'est regrettable.
Pongrac

La Boulette a dit…

Le journalisme doit évoluer, c'est une évidence, mais votre diagnostic est franchement bâclé. Vous vous demandez pourquoi payer l'abonnement à l'AFP alors que l'information est gratuite sur Google. Il faudrait plutôt se demander pourquoi Google peut piller sans frais des informations dont la collecte et la recoupe ont nécessité du temps et de l'argent. Vous alimentez le mythe très contemporain selon lequel tout le monde pourrait s'improviser journaliste, un peu comme celui d'Andy Warhol qui garantissait à chacun son quart d'heure de gloire. Mais le journalisme, aussi décrié soit-il, est une profession à part entière, avec son savoir-faire et sa déontologie. Troquer définitivement le modèle ancien pour le modèle collaboratif ou pour les réseaux comme Twitter, c'est se vouer au règne de la rumeur non vérifiée, c'est abandonner des standards trop souvent méprisés par les thuriféraires 2.0. Enfin, peut-être ça vous fait rêver, ce monde totalement virtuel où les infos flashent sur des iPhones, mais il restera toujours des irréductibles, qui, aux successions de tweets, préfèrent le temps long des articles au long cours publiés dans un journal. Aujourd'hui, les geeks triomphent, mais demain la vieille école aura sa revanche.

Anonyme a dit…

n'y aurait il pas aussi de la place pour une reflexion plus à froid, un peu décalé dans le temps qui agrège les deux autres et qui va plus loin?

pas pour tous les sujets certes mais....

Unknown a dit…

Ce que vous dites sur l'allocation des ressources à revoir, et sur le journalisme d'enquête qui a tendance à se tranformer en agrégation de dépêches me semble pertinent.

Je crains qu'à force de croire tout trouver sur internet, certains journalistes se déresponsabilisent, fassent du copier-coller d'analyses au lieu de produire la leur, et qu'au final, la diversité des points de vue en prenne un coup.

Mon billet rejoint certaines de vos positions : http://www.lepost.fr/article/2009/08/28/1672962_pour-survivre-le-journalisme-ne-doit-pas-imiter-mais-se-differencier.html

Théophraste Renaudot / La Plus Grande Rédaction Du Monde