mardi 9 mars 2010

La jurisprudence Tiscali va-t-elle tuer les blogs ?


On n'a pas assez parlé des conséquences de la jurisprudence Tiscali. Les répercussions directes de cet arrêt de la Cour de Cassation (la plus haute juridiction) sur les hébergeurs de blogs, de forums ou de vidéos, mais aussi sur les médias qui cherchent à se lancer dans le participatif, sont pourtant loin d'être anodines.

A l'occasion d'un petit-déjeuner organisé par Médias et Liberté, j'ai rencontré ce matin l'avocat Pierre Saurel, spécialiste de ces questions, avec qui j'ai évoqué l'impact de cette loi sur l'avenir des médias sociaux.

Que dit cette jurisprudence ? Dans un arrêt rendu le 14 janvier 2010, la cour de Cassation remet en cause le statut d'hébergeur de la société Tiscali en tenant cette dernière pour responsable des contenus postés sur les pages personnelles des internautes qu'elle hébergeait.

Le statut d'hébergeur est défini par l'article 6.I.2 de la loi LCEN (Loi sur la confiance dans l'économie numérique) du 21 juin 2004: les prestataires d'hébergement (plateformes de blogs, sites d'enchères comme eBay...) ne peuvent voir leur responsabilité civile engagée du fait des informations qu'ils stockent s'ils n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère.

En gros: un hébergeur de blogs ne peut être tenu pour responsable a priori des propos tenus par les blogueurs sauf s'il a été alerté du caractère illicite des contenus. Dans ce cas, il se doit d'agir avec diligence...

Dans l'affaire Tiscali, la Cour de cassation propose une interprétation très stricte de la loi, et considère que, dès lors que l'hébergeur de blogs propose autre chose que de simples prestations techniques de stockage, en l'occurrence de la publicité sur les pages personnelles des utilisateurs, il perd son statut d'hébergeur.

Ce qui revient à dire que, dès lors que vous affichez de la publicité sur vos blogs, vous passez d'hébergeur à éditeur. Vous êtes donc directement responsable de tous les contenus hébergés chez vous: posts, commentaires, vidéos, tweets, flux rss...

Depuis janvier 2010, donc, les hébergeurs de contenus générés par l'utilisateur, médias ou simples hébergeurs, sont placés directement sous la menace de centaines de procès. Pour y échapper, ils doivent dès aujourd'hui:

- Ne plus afficher de publicité sur les pages de leurs blogs, ni permettre l'affichage de publicité (Google ads, notamment) par les blogueurs eux-mêmes.

- S'ils ne le font pas, ils doivent alors modérer a priori tous les contenus de ces blogs. C'est à dire: interdire la publication tant que le contenu n'a pas été contrôlé par un modérateur.

Mais on peut même aller plus loin: tous les commentaires devraient être modérés a priori, puisque des publicités sont également affichées sur les pages où ils figurent.

L'ambiguité de l'arrêt de la Cour de cassation laisse également penser qu'à partir du moment où l'hébergeur propose des services allant au-delà des simples fonctions techniques de stockage (par exemple une fonction permettant de faire buzzer son contenu sur Facebook?), il risque de perdre la protection offerte par le statut d'hébergeur.

C'est compliqué, mais presque gérable pour des médias , le modèle économique et éditorial ne repose pas exclusivement sur l'hébergement de blogs. Il leur suffira de ne pas afficher de publicités sur leurs blogs, sauf s'ils ont été vérifiés par la rédaction ou modérés.

Ce sera par contre beaucoup plus difficile (sinon impossible) pour les plateformes d'hébergement de blogs comme Overblog ou Blogger, mais aussi les sites d'agrégation de blogs comme Wikio, dont le modèle repose sur la publicité.
Des systèmes de filtres existent (et Google est le plus actif dans ce domaine), mais ils coûtent très cher et ne suffisent pas à passer au travers de toutes les gouttes.

Wikio avait pourtant été rassuré par un jugement rendu par le tribunal de Nanterre le 25 juin 2009, lequel le délestait de la responsabilité d'éditeur.
Mais l'arrêt Tiscali change tout.
Ce qui explique la colère de son patron, Pierre Chappaz. Le Net-entrepreneur relève sur son blog que "si toutes les fois qu'un citoyen publie un contenu illégal, c'est non seulement lui qui est attaquable mais aussi les services qui distribuent ce contenu (plateformes de blogs, forums, facebook, google, wikio ...), ces services ne peuvent plus exister. Sauf à mettre en place une censure massive."

La question est bien là. Comment réagira désormais un hébergeur lambda devant les contenus publiés par ses blogueurs s'il se sait responsable a priori de tout ce qui est stocké chez lui ?
Comment réagira-t-il face à la subtilité d'un billet de blogueur d'attaquant à un homme politique ou à une entreprise ? Prendra-t-il le temps (s'il en a les compétences et les moyens...) de tout vérifier ? Ne sera-t-il pas tenté de refuser de publier tout contenu lui paraissant dangereux ?

C'est l'application du principe de précaution à la liberté d'expression.

Un principe déjà pratiqué a posteriori cette fois par un certain nombre de plateformes d'hébergement de vidéo au moindre mail de protestation...

Pierre Chappaz souligne par ailleurs que "le conseiller en charge des questions de propriété littéraire et artistique de la cour de cassation est Marie-Françoise Marais, la présidente de la HADOPI. "...

Pas étonnant.
Le ton est donné. Le contenu généré par l'utilisateur est dans le collimateur des gouvernements et des industries de la culture et des médias.

Et la tendance n'est pas prête de s'inverser.

On assiste en effet depuis quelques mois à une remise en cause de plus en plus violente de ce que d'aucuns n'hésitent pas à appeler la "poubelle du Net". Une hallali qui s'arme de l'instauration d'un contrôle de plus en plus agressif des contenus circulant sur le web: loi Hadopi (contre le piratage), remise en question du statut d'hébergeur (une commission travaille d'ailleurs en ce moment à la réforme de la loi LCEN) et, plus largement, de la neutralité d'Internet (la discussion est en cours au gouvernement)...
Le tout au nom de la protection des personnes et des biens.
Il est légitime de ne pas vouloir faire du Net un espace de non-droit.
Le problème, c'est la disproportion et l'inadéquation de la réponse à ce qui est, et restera quoi qu'on fasse, une révolution inéluctable des usages.

Selon le dernier rapport d'Ipsos, les Français veulent de plus en plus à se prendre en main, ils exigent le "juste prix" (quand ils ne refusent pas tout simplement de payer), réclament de la transparence et revendiquent un droit de contrôle sur le politique, les produits et les services.
Ils réclament aussi le droit de copier-coller, car l'une des révolutions les plus dramatiques apportées par le numérique et Internet, c'est cette capacité à copier n'importe quel contenu, texte, photo, vidéo, audio, et de l'envoyer à n'importe qui dans le monde.

Ce que médias et lobbies appellent le "piratage", la nouvelle génération le nomme "partage", et le pratique comme la chose la plus naturelle du monde. Ce pouvoir du copier-coller qui remet en cause tout le système de production de la société de consommation et d'information, est l'attaque la plus violente contre l'industrie culturelle et des médias.

En face, les moins agiles sont entrés dans une guerre de tranchée dont l'enjeu est clair: la reconquête du contrôle. La maîtrise des circuits de production et de distribution. Les récentes lois Hadopi (contre le piratage) et Loppsi (qui instaure une surveillance par l'Etat des ordinateurs privés par l'installation de "mouchards"), tout comme la remise en question du statut d'hébergeur (qui fragilise les nouveaux acteurs de la production et de la distribution des contenus) vont dans ce sens.

C'est une réaction naturelle, souligne Eric Scherrer qui, sur son blog, rappelle le combat désespéré des anciens copistes face à l'industrie de l'imprimerie, il y a... 600 ans.

Depuis, la révolution a fait son chemin.

Mise à jour : l'arrêt Tiscali, précise Pierre Chappaz dans les commentaires, se réfère à une loi antérieure (lire l'avis de Me Rouillé-Mirza ici), les faits s'étant déroulés avant le vote de la loi LCEN. Cela veut dire que la jurisprudence peut encore s'infléchir, lorsqu'il s'agira d'affaires postérieures à 2004. Rassurant ? Pas vraiment.
1) Un arrêt de la Cour de Cassation n'est jamais innocent.
2) Les arguments de l'arrêt Tiscali ne sont pas vraiment contredits par la LCEN. Cet arrêt marque une tendance, qui pourrait être validée par une simple mise à jour.
3) La tendance est clairement au renforcement des textes sur ce sujet. Cela fait un moment que le gouvernement veut réviser la loi LCEN. La réflexion est toujours en cours.

2 commentaires:

Pierre Chappaz a dit…

Bonjour Benoit

J'ai demandé son avis à une autre avocate spécialisée dans le droit Internet, et voici ce qu'elle dit: en substance, grâce à la LCEN les hébergeurs de contenu tels que plateformes ou aggrégateurs de blogs sont maintenant mieux protégés. L'arrêt se fonde sur la loi antérieure.
Commentaire de Ségolène Rouillé-Mirza, Avocate à la Cour: http://www.kelblog.com/2010/02/comment-interpr%C3%AAter-larr%C3%AAt-tiscali-de-la-cour-de-cassation-du-14-janvier-2010.html

Benoit Raphael a dit…

Merci pour cette précision, Pierre. Comme je l'indique dans une mise-à-jour de mon billet, je suis moins optimiste que toi :)

Wait and see...