samedi 22 mars 2008

Presse sur le web: pourquoi ça coince dans les vieux médias

J'ai animé un stage cette semaine auprès de confrères issus pour la plupart de rédactions papier ou télé (très motivés d'ailleurs). Et j'ai été ramené brusquement à de vieilles réalités.
Après 10 mois passés dans un "pure player", j'avais oublié combien nombres de rédactions sont encore paralysées par des blocages internes absurdes et se retrouvent comme impuissantes face aux opportunités du Net.

En sortant, je suis allé prendre un verre avec un autre confrère, d'une télé nationale cette fois, qui m'a dressé un tableau guère moins ubuesque de la situation sur son média.

Il y a plusieurs raisons à ces blocages (si vous en connaissez d'autres, n'hésitez pas à les mettre dans les commentaires):

- d'abord, une méconnaissance de l'Internet, assaisonnée de fantasmes (le net, dénoncé à tort comme la "poubelle de l'info", a mauvaise presse). L'affaire du sms et du Nouvel Obs n'a rien arrangé.

- de la peur chez les cadres (mais aussi des reporters). Celle de voir évoluer leur média vers des domaines de compétences qu'ils ne maîtrisent pas (et donc d'être mis de côté). Parallèlement, d'autres cadres et journalistes sont hyper-motivés, ont plein d'idées et ne demandent qu'à être formés pour évoluer : ces gens risquent de quitter ces rédactions.

- l'âge de certains cadres qui, passés 50-55 ans, freinent des quatre fers en espérant arriver à la retraite avant l'apocalypse...

- des patrons de médias qui, n'y connaissant rien, se retrouvent amputés de leur meilleure arme: l'intuition. Capables d'investir sans hésiter dans un support papier ou télé, mais désemparés à l'idée de sortir plus de 10.000 euros dans un projet Internet.

- des modèles économiques pas encore complètement calés. Il y a de l'argent, mais les tarifs pubs sont trop bas, et la pub n'est pas aussi efficace qu'on pourrait l'espérer.

- des baronnies internes impossibles à dévisser, des placardisés qu'on retrouve dans les services internet...

- des patrons de l'Internet souvent incompétents (ils ne le sont pas tous) , placés là pour d'autres raisons, qui échappent... à la raison.

- des questions de droits d'auteur en suspens (alors qu'on en parle depuis 10 ans, de nombreux journaux n'ont toujours pas réglé avec les syndicats ces accords qui permettraient aux journalistes d'écrire ou d'envoyer leurs photos sur le web).

- des discours globalisants et donc tétanisants : vous devez devenir "plurimédia".

- dans les régions, une prise en main désordonnée du Net par les services pub ou des DG, pressés de sauver leurs petites annonces et de faire du business sur le Net, mais à l'ancienne... en distribuant n'importe quel contenu pourvu qu'il soit thématique.

- une vision désastreuse (pour le média) du Net, qui ne serait "qu'un nouveau support de distribution de nos contenus" (d'où le terme : "plurimédia", et les blocages syndicaux qui suivent...), alors que l'on doit concevoir la création d'un projet Internet comme celle d'un nouveau média (même quand on envisage une mutualisation des moyens).

- et maintenant tout le monde s'affole sur le mobile, sans avoir réglé le reste...

Dans ce climat, les stratégies globales sont souvent bloquantes et ont peu de chances d'aboutir (si vous en connaissez, n'hésitez pas à m'envoyer vos témoignages).

Les petits projets sont souvent la meilleure solution, à condition, bien sûr, de ne pas les aborder comme des "petits" projets. C'est à dire : pas chers, pas emmerdants...
Le web2.0 a apporté beaucoup de choses, mais éditorialement, ça ne fonctionne pas tout seul. De même, les portails où l'on distribue des contenus et des services automatiques, correspondent à une vieille idée.

Il ne s'agit plus non plus d'enrichir le site internet institutionnel du média. Mais de toucher des lecteurs. D'avoir un projet. L'intégration dans l'univers du média, n'est qu'un détail technique. De toute façon, 40% des lecteurs de ces nouveaux contenus viendront par Google... Il faut cesser de penser en "site".

Lancer, ne serait-ce qu'un blog dans une rédaction, doit être considéré comme le lancement d'un nouveau média.
C'est comme si un journal lançait une petite radio ou une télé.
Il faut définir une cible, une thématique, une baseline, mettre en place des formats, un ton, un rythme, animer une communauté... (J'ai souvent entendu des projets se définir ainsi : "on va faire le blog de la rédaction"...)

Et si l'on souhaite intégrer ce projet dans une rédaction, il ne faut surtout pas l'envisager comme une activité annexe que l'on pourrait bricoler à deux ou trois dans une rédaction, en plus du travail habituel. Il est important de se demander : combien d'heures par jour doit-on y consacrer, de qui ai-je besoin ?

L'avantage d'un petit projet, considéré comme un nouveau média, est qu'il a plus de chances de ne pas cristaliser les conflits et contradictions internes, et qu'il a surtout plus de chances de réussir... et donc de servir d'exemple pour des projets plus lourds.

Une seule idée, une bonne petite idée, simple, dans un petit projet à une ou deux personnes, peut dépasser, en quelques jours, le trafic du site internet du média. Essayez pour voir...

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Étudiant en journalisme je ne peux que confirmer ce que tu écris car ce sont des situations que j'ai vues au cours de mes stages.
A l'école aussi nos formateurs sont un peu désemparés voire inquiets face à l'Internet. Mes camarades de promo ne sont pas vraiment plus au courant de ce qui se passe sur le net. A part Google et Facebook beaucoup sont largués. Je propose donc des petits "cours" pour expliquer le RSS (via Netvibes et Google Reader), le micro-blogging (Twitter), Digg, Del.icio.us, et même Skype que presque tout le monde découvre ! C'est dingue... Y'a du boulot !

Merci Benoît pour ton blog !

Zoltán a dit…

Très bon article, en effet. Et effrayant à la fois. En tant que responsable web, je suis régulièrement confronté à ce type de problèmes. L'ignorance des gens sur les capacités réelles que peuvent leur apporter les nouveaux médias m'inquiète. Un travail important de vulgarisation des outils web permettrait d'ouvrir des portes de connaissances infiniment plus riches.
Cette "évangélisation" sera encore longue et l'initiative décrite dans le premier commentaire est un excellent signal dans ce sens!

Anonyme a dit…

J'ai souvent constaté ces résistances moi-aussi, et je les ai souvent mises sur le comptes de "mauvaises raisons": ignorance du média internet, peur irraisonnée, remise en cause de situations installées, énorme fossé générationnel au sein des rédactions...

Je suis beaucoup plus circonspect aujourd'hui, dans la mesure ou la crainte diffuse de l'ensemble de la profession de journaliste, même si elle n'est pas toujours très précisément et justement exprimée, semble néanmoins largement fondée.

Internet ouvre la porte d'une nouvelle "société de l'information" qui est loin de se présenter comme un "eldorado pour les journalistes".

Le rôle même du journaliste y est contesté, concurrencé, à tous les niveaux et dans toutes les étapes de la chaîne professionnelle, de la production à la diffusion de l'info.

L'accès direct aux sources et à l'audience, l'automatisation de la hiérarchisation et de la documentation de l'info, remettent en cause la nécessité même d'un intermédiaire professionnel de l'information entre l'émetteur et le récepteur du message.

Ce que l'ensemble de la profession dit confusément, à mon sens, dans cette résistance générale vis à vis d'internet : c'est que sur internet, on n'a pas besoin de journalistes ! Ou si on en a besoin, c'est pour un métier complètement nouveau, qui reste totalement à inventer, dont les contours sont pour le moment très flous et les perspectives d'en vivre... bien incertaines.

jb ingold a dit…

Je suis intervenu en phase final du site thématique http://voyages.liberation.fr J’ai eu grand plaisir à travailler sur un projet de petite taille avec des journalistes papier impliqué dans le processus. Bien sur j’aurai aimé intervenir plus tôt dans la phase de conception mais ça été une expérience passionnante.

Le message que j’ai voulu faire passer : ne pas concevoir le projet comme un sous site dans la UNE, mais un site à part entière. Un site qui recevra une majorité de trafic par google avec les conséquences pour le design et les fonctionnalités sur chaque page. Penser service et pas obligatoirement actualité … etc.

Les journalistes issus du papier sont prêts à jouer le jeu.

cath du 41 a dit…

Ayant participé au dit stage, je salue la qualité de la synthèse de nos "blocages" et la pertinence des préconisations.
J'étais déjà convaincue de la nécessité et de l'intérêt à investir journalistiquement le Net, j'ai quitté le stage rassurée sur la faisabilité au quotidien de ces blogs (au sein) de la rédaction.
Reste à convaincre "en haut" de la nécessité d'un peu de moyens (du temps de journaliste, surtout). Côté rédaction, bonne nouvelle, ça s'annonce plutôt mieux que je ne l'imaginais :-)
Affaire à suivre !

Anonyme a dit…

Très intéressante cette analyse sur les réticences du web. Je pense en effet que les freins d'ordre psy, sont prédominants avec au premier rang, la peur de ne pas être à la hauteur d'un media dont on appréhende pas encore bien les règles du jeu :
Perte d'identité pour ceux qui se considèrent d'abord comme des go between : avec le web, plus besoin de journalistes-relais : les sources d'info ont leur propre media, facilement accessible.

Perte de repères, pour ceux qui ont intégré la censure, car travaillant pour des medias appartenant à de grands groupes (au coeur des réseaux politi-économiques)et qui soudain, s'interrogent sur les nouvelles limites de leur champ d'expression, où est la ligne jaune ?

Peur des réactions "irrationnelles" des internautes, par rapport aux réactions plus prévisibles de leurs lecteurs "papier" .

Peur de ne pas maîtriser le code d'écriture du web, plus court, plus aiguisé, plus engagé.

Finalement derrière cette tentative pour diaboliser le web, on retrouve notre bonne vieille crainte face à toute nouveauté: perdre la face

Eric Mettout a dit…

Bonjour Benoît,
Pour dire, en passant, que même dans les rédactions où les responsables Internet savent de quoi ils parlent, où les directeurs de rédaction sont à la fois concernés et avisés, où la question des droits d'auteur, texte et image, a trouvé une réponse il y a des années, où le regard des journalistes "papier" sur Internet est devenu, à force de conviction, sinon admiratif, au moins respectueux, bref dans une rédaction idéale comme celle dont je suis membre (à L'Express :o) le rapport entre papier et Web est encore source de bien des malentendus et déphasages. Pourquoi? Sans exhaustivité:
parce que tout va trop vite sur Internet pour un métier qui, l'air de rien, a connu sa dernière évolution majeure (et encore, elle n'a touché qu'une partie finalement marginale de la profession) avec l'avènement de la télévision, dans les années 50. Et dont certains représentants parmi les plus éminents faisaient encore taper leurs papiers par des assistantes il n'y a pas dix ans;
parce que forcément, ce grand tout qu'est le Web, ça fout la trouille: les lecteurs peuvent réagir, voire nous juger et nous noter, on doit apprendre à faire des tas de trucs effrayants, comme tenir ou parler à une caméra (brrr), prendre des photos avec un téléphone portable (gloups), quand ce n'est pas pratiquer ces nouvelles activités aux noms barbares, gérer une communauté (argh), animer un chat (humpf), tenir un blog (beuh), twitter (gaaah). C'est pas la moitié d'une remise en cause;
parce que, alors que les débouchés s'assèchent dans les médias "traditionnels" et qu'en naissent tous les jours dans nos "nouveaux" médias, les filières de formation peinent à prendre le virage numérique: à mon grand âge, je suis virtuellement plus agile, pour reprendre le terme à la mode, que la quasi-totalité des étudiants que j'accueille dans mon service. Enfin, les premières semaines au moins...
Bon, où je veux en venir: je constate que les journalistes sont de moins en moins imperméables à Internet, qu'ils comprennent de mieux en mieux, à la fois ce que c'est et les enjeux, éditoriaux, éthiques, économiques, industriels... qui y sont attachés. Ils s'y font plaisir: un blog, c'est très vite que du bonheur - en plus d'un peu de boulot. Sauf indécrottables, on en est là, en tous cas chez ceux avec qui je travaille: au pire, ils reniflent, sans rien faire encore, mais je ne doute plus que ça viendra; au mieux, ils participent, pour certains très activement.
J'affirme ça parce que c'est, depuis très récemment, l'évolution que je perçois et vis désormais tous les jours - quoi qu'en disent les pessimistes, comme Narvic juste au-dessus: ils sont, les journalistes, parfaitement solubles dans l'Internet, à condition de continuer à être des journalistes, avec leur rigueur, leur déontologie, leurs techniques, et quelques trucs en plus, comme l'attention au lecteur ou la pluridisciplinarité. Il sont encore loin d'être dissous, c'est vrai, mais Rome ne s'est pas faite en un jour, disait Lao-Tseu. Il va falloir continuer à évangéliser (mazette!), à convaincre, à déminer, à montrer, on va avoir besoin de gens comme toi, ou Ronez, Parody, Mignon... Internet est la chance des journalistes et, allez j'ose, les journalistes sont la chance d'Internet. J'ai déjà fait des meilleures chutes, mais c'est ce que je disais en entrant: je ne fais que passer.

Anonyme a dit…

Trés amusant ce billet... Il me replonge dans le passé : Il y a vingt ans, nous étions une poignée de journalistes a tenter de convaincre nos confrères que les messageries Minitel, les forums, les "dia direct" (chat) étaient l'avenir du journalisme... Et ils rigolaient les confrères, ils rigolaient... Vingt ans après, ils n'ont toujours rien compris au cyberspace (enfin la majorité).. Effrayant.

MarcL a dit…

Et si le souci c'était le contenu de ses supports internet ?

L'affaire du SMS était bien un journaliste du Nouvel Obs qui par la course au scoop a balancé cela, alors qu'un média comme Backchich info avait eu la même info sans l'a publiée.

En faite, lorsqu'on regarde les fameux blogs de journalistes, souvent le contenu est médiocre, car ils ne savent pas quoi mettre dans ce "petit projet".

Résultat, ces hommes et femmes disposant de beaucoup d'information en OFF, n'utilise pas Internet pour ajouter un contenu sur le net en plus de leurs articles presses.

Mais je note que nouveau médias, type Rue89 et surtout Médiapart, commence à avoir une bonne presse...justement parce que c'est des journalistes qui se sont réinventés. Peut être...

Anonyme a dit…

Juste pour évoquer la presse professionnelle qui à mon avis, peut utiliser au mieux les possibilités communautaires du web, peut-être mieux que les grands média. Partager le même métier, c'est quand même le meilleur moyen de créer du lien...

Un exemple concret..

J'ai travaillé deux ans dans un journal agricole départementale. Une petite rédaction dynamique (3 journalistes, ni technophiles, ni technophobes), un lectorat réduit (tirage 5000 pour une audience de 15000) mais très attaché au journal, un taux d'équipement internet très important (90 %) chez nos lecteurs.. ainsi qu'une équipe de correspondants locaux dans chaque village

Et, bien il me semble qu'il serait aujourd'hui assez facile de créer un site communautaire autour de ces lecteurs, du type "ning" (désolé, c'est le seul que je connaisse) sans trop d'argent...

Avec

- Des membres bien sur et une jolie carte google maps qui permette de situer les exploitations des membres : la curiosité (tiens, c'est qui lui, mon voisin ?) est un bon moteur.

- Des info-pratiques hyper-locales et professionnelles : horaires d'ouverture de la chambre d'agriculture, horaires de passage du technicien d'élevage... Du pratique, du service..

- un fil RSS avec quelques infos généralistes du journal papier... et pourquoi pas la Une en avant première.

- Des forums de débats (même si je ne suis pas sur que cela soit le plus important pour des agriculteurs, où les débats internes existent déjà sur d'autres lieux)

- des photos et des archives à valoriser. Nous avions, je me souviens, une énorme photothèque sur des événements agricoles du département (manifs, salons...) A chaque publication papier, le défi était d'en caser le plus possible sur une double page... En mettant en ligne cette photothèque, le problème de place est réglé, avec la possibilité de faire des diaporamas très facilement (du style, "50 ans d'histoire au comice de Feurs).

Autre "trésor" qui croupissait... En 6 ans, à raison d'un reportage par semaine, nous avions fait un reportage (photo + texte) sur tous les villages du département... C'est à mon avis le type même de contenu qui ne demande qu'à être valoriser sur le net...

- sans parler des possibilités de sondages au sein des lecteurs, la publicité, l'image du journal,...

Bref... juste pour dire qu'à mon avis, ca ne m'étonnerait pas que la presse professionnelle soit celle qui tire le mieux son épingle du jeu sur le net... et "décoincer" les vieux médias.

Marshka a dit…

très bonne synthèse, vraiment... perso, le cas de Mediapart me semble assez illustrateur du décalage existant entre journalistes oldschool et webjournalisme. JE trouve Plenel TRES optimiste, et quelque part j'ai l'impression qu'il tente d'appliquer les recettes du journalisme tradi à du journalisme web. pas sur que la greffe prenne.