C'est un sujet dont on débat pas mal ces derniers jours dans la blogosphère, après la publication la semaine dernière par Dan Gilmor, grand gourou du citizen journalism, d'un post constatant l'échec de son projet Bayosphere. Dans "From Dan: A Letter to the Bayosphere Community" (ici), l'auteur de "We the media" se dit déçu par les résultats de Bayosphere, le site d'information communautaire et local de la Baie de San Francisco,écrit "par les gens pour les gens".
Pour Emmanuel Parody, qui évoque le sujet sur son blog (ici), "Dan Gilmor tire de son échec "des réflexions intéressantes sur le nécessaire encadrement du mode participatif mais où on lit clairement aussi la nécessité de maîtriser toutes les finesses du modèle économique et du marketing en ligne. Bref la bonne volonté ne suffit pas, place à la discipline."
Ce qui est justement le modèle d'un autre site de citizen journalism, dont le succès n'est plus à démontrer: "Ohmynews": "Ils ont développé un très strict encadrement du processus de publication avec des journalistes professionnels chargés non de produire mais de préserver la lisibilité et les standards du journalisme traditionnel." (Chaque article envoyé sur Ohmynews est accompagné d'une fiche de background permettant aux journalistes de vérifier les sources et le contexte dans lequel l'info a été récupérée)
Bref, analyse-t-il, "c’est un peu le paradoxe de ces initiatives qui réinventent avec passion le média d’information tout en instaurant peu à peu les processus, les règles de professionnalisation, qui font le socle un peu monolithique de la presse traditionnelle."
Il y aura bien évidemment des mauvaise langues pour conclure que ce constat signe l'échec du journalisme citoyen, qui ne peut pas survivre hors de règles du sacro-saint journalisme : la nécessité de vérifier l'information, le besoin d'un modèle économique (et donc la rémunération de ces "journalistes citoyens" qui deviennent de facto "professionnels")...
Mais il y a aussi et surtout le fait qu'ouvrir le média à "tout le monde"ne veut pas dire que "tout le monde" y aura accès. Parce qu'écrire, maîtriser un outil journalistique ou multimédia, n'est pas à la portée de tous, justement. Et qu'il est bien injuste de proposer une porte médiatique aux "citoyens" sans leur en donner la clef.
Nous vivons d'ailleurs ces problèmes presque tous les jours en presse quotidienne régionale. Nos milliers de correspondants locaux sont bien des non-professionnels, des "gens" qui parlent "aux gens" de leur village, ou de leur quartier. Et qui sont payés pour. Sauf qu'ils ne sont pas forcément représentatifs. Dans mon journal, j'ai fait une tentative de recrutement "ouvert", c'est à dire, en allant chercher les "correspondants" chez les "non lecteurs", sans leur réclamer des qualités rédactionnelles ("pas besoin de savoir écrire", leur disais-je, "une photo et quelques lignes suffisent") . Je suis tombé sur des candidats passionnants, qui avaient des tas de choses à dire, des tas de voisins à faire témoigner, mais qui ne savaient pas écrire. Leurs textes étaient impubliables. Et ils étaient parfois complexés par rapport à ça. En même temps, c'étaient les seuls de mes correspondants qui avaient de vrais sujets à me proposer: polémiques, en phase avec la vie quotidienne de leur commune, vivants... Je les paie donc pour leur info et j'envoie un journaliste faire le sujet avec eux. Vous aurez du mal à faire venir ces gens sur un "citizen media" .
C'est pour cela que je crois que ce thème du "citizen journalism" est un mythe. Sympathique, mais que l'on a tort d'opposer aux médias traditionnels. Créez votre citizen-média sans animation, ni gestion humaine, et vous risquez de vous retrouver avec une petite élite, pas forcément représentative. Le citizen journalism peut-il être "populaire" ? Voilà une bonne question...
Les médias traditionnels doivent comprendre qu'ils peuvent intégrer le citizen journalism dans leurs process de récolte et de fabrication de l'information. Ouvrir le système au maximum, mais tout en conservant une maîtrise professionnelle.
Mais le citizen journalism n'est pas plus "la" solution pour la presse que la convergence des médias. Le vrai problème ce n'est pas d'agréger les modèles (multimedia) ou d'en changer (citizen journalism), le problème c'est le contenu et la proximité de l'info.
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A lire également, le post de Francis Pisani sur le sujet (ici). Et notamment le témoignage de Claude Brunel de "citizenvalley.org".
3 commentaires:
Excellent exemple que celui des correspondants locaux! Le cadre de leur collaboration est probablement plus structuré que ce que l'on imagine en parlant du citizen journalism mais l'expérience mérite la comparaison. D'ailleurs l'expérience de ceux qui encadrent ces contributions dans les journaux locaux est peut-être bien celle qui mériterait d'être transférée en ligne pour guider les nouveaux projets!
Les mythes, la presse en a bien besoin pour se projeter dans l'avenir, on est preneur...
C'est dans la brèche de la proximité, du débat, et, - oserais-je le dire - de l'intelligence et de la curiosité, que ce sont infiltrés les expériences de journalisme citoyen en ligne.
Mais je ne crois pas qu'ils n'aient jamais remis en question les pratiques professionnelles, au contraire. La plupart des exemples s'inspirent des meilleures pratiques.
Encore une fois, comme le disait Gillmor, le journalisme citoyen n'est pas un projet de critique des médias, mais d'expansion.
Je suis assez d'accord avec votre analyse, Hubert.
Je pense d'ailleurs que la "presse traditionnelle" a tout à gagner à s'ouvrir au citizen journalism. A l'accompagner et à l'aider plutôt qu'à le réduire au courrier des lecteurs. La presse doit évoluer, et pour grandir elle doit se "re-former", en y intégrant les nouvelles réalités de l'information révélées par l'Internet 2.0.
Votre article à ce sujet (Internaute 2.0) permet également d'ouvrir des pistes. J'essaierai de rebondir dessus dans un prochain post. Le débat est loin d'être terminé.
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